« Maman ? » Qu’il demande, accroupi à ses côtés, caressant son visage du revers de la main. Mais il n’a aucune réponse. Il la pense endormie, bien trop petit pour comprendre qu’elle ne se réveillera plus. Il l’embrasse, comme elle le fait chaque soir après l’avoir bordé. Lui, pauvre gosse laissé à la garde de sa mère, tandis que les autres hommes de la maison sont partis travailler. Il ignore alors à quel point il est seul. A quel point le destin se rit de le voir ainsi, à tenter de réveiller une femme sans vie. Sa mère ne répond pas plus à ses appels qu’aux baisers qu’il lui distribue encore. Elle reste là, allongée sur le sol, inerte. Agacé, il place chacune de ses petites mains de chaque côté du visage maternel, et attrape ses épaules, qu’il secoue frénétiquement. Pas de réaction. Ca n’est qu’un gosse, encore trop jeune pour aller à l’école. Et pour un si jeune garçon, ce manque d’attention lui semble inacceptable. Bientôt, le voilà qui cris, qui pleure, sans jamais vraiment comprendre pourquoi elle ne sort plus de sa torpeur. Il voudrait qu’elle porte son regard sur le sien. Mais rien n’y fait. Pas même les sanglots qui secouent son petit corps. Il commence à sentir la fatigue d’avoir tant pleuré l’envahir. La vexation, la colère, la peur. Tout est mélangé, et ça n’est que lorsque les cris de sa sœur, à peine née, retentissent dans la pièce d’à côté, qu’il se souvient qu’il n’est pas tout à fait seul. Elle est encore là, elle. Sa cadette. Elle ne l’a pas abandonné. Elle ne l’ignore pas. Elle ne fait pas semblant de ne pas l’entendre. Alors, il délaisse sa mère pour aller vers le nourrisson. Il la sort de son berceau, et la porte jusqu’à son lit. Là, il la dépose doucement, avec tout l’amour d’un frère, avant de s’endormir à ses côtés. Ca n’est qu’au soir venu, quand son ainé Joseph rentre le premier de l’école, qu’il découvre que sa mère l’a quitté pour de bon. Qu’à partir de ce jour, il doit faire sans elle. Ne reste plus que lui. Son frère, sa sœur, et ce père qui n’aurait jamais cru devoir élever seul sa marmaille. Lui, qui n’a pas l’âme d’un père. Lui qui passe ses soirées au café du village. Tout, absolument tout venait de changer dans la vie des Heavensbee. Et ça n’était qu’un début.



      Il va être furieux, le père, quand il apprendra qu'Enoch a mis les voiles. Adieu l'école, bonjour la liberté. Mais le gamin s'en moque, tout obsédé qu'il est par son amour du grand air. L'école, il s'en fiche. Là bas, il a autant d'amis que d'ennemis. Autant d'occasions de s'attirer des ennuis, de se battre avec des minables qui se moquent de lui. Il sait très bien qu'en bon fils d'ouvrier, il ne pourra faire autrement que suivre les traces du paternel. Entre une mère morte - l'orphelin, qu'on l'appelle, sans jamais se demander si un tel sobriquet lui cause la moindre peine - et un père qui quitte l'usine pour écumer les tavernes locales, les plaisanteries sur Enoch en inspirent plus d'un. Et parce qu'il en a marre de répondre, Enoch est passé aux poings depuis longtemps. Aujourd'hui, c'est différent. Aujourd'hui, il est libre.  Il ère sans but, se cache derrière un bosquet dès qu'il lui semble reconnaitre une silhouette familière. Il pique un sprint quand le chien de la mère Johnson se lance à sa poursuite. Et malgré le molosse lancé à ses trousses, il se sent plus libre que jamais. C'est ça la vie, Enoch. Aucune contrainte, aucune limite. Juste de l'air dans ses poumons, loin du souci quotidien. Là, il est heureux. Loin de chez lui, du père, des responsabilités. Quand on est gosse, on devrait juste avoir à s'amuser.
Alors il est là. Au bord de la falaise, le vent fouettant son visage, les vagues s'écrasant en contrebas contre la roche. Libre. Il a toujours aimé venir ici. Son sanctuaire, son havre de paix. Ici, tout est poésie, monde sauvage oublié de la civilisation. Et pourtant, quand il se retourne, il voit le village tout proche. Le clocher de l'Eglise, le toit rouge de l'école. Joseph. Merde, Joseph... Le juron lui échappe, tandis que son ainé s'avance vers lui. Il a le sourire au coin des lèvres. Il sait qu'il n'a rien à craindre du frangin. C'est plutôt celui qui l'envoi, qui l'inquiète davantage. « On ferait mieux de rentrer, gamin. Avant qu'il ne se mette vraiment en colère après toi. » Son frère lui adresse un clin d'oeil complice. Il sait que le mal est déjà fait. Que son père l'attend, ceinturon à la main, pour lui expliquer sa façon de penser. Mais la journée fut trop belle pour que le garçon s'en préoccupe vraiment.



     On entend le vacarme jusque dans le pavillon d'à côté. Il faut dire que dans le quartier des ouvriers, les maisons semblent être imbriquées les unes dans les autres. Mais en cet instant, l'effet est particulièrement saisissant. Le bruit est partout, comme un écho ininterrompu. Au bout de la rue, les gamins qui jouent se retournent sur le pavillon numéro 24, tentant vainement d'attraper au vol des bribes de la conversation. Ou plutôt du monologue, car depuis plusieurs minutes, le paternel enchaine, refusant à Enoch le droit de s'expliquer. Le garçon, onze ans tout juste, tient dans ses mains une lettre écrite sur un papier inhabituel. Du parchemin. Et alors qu'il en avait fait la lecture à haute voix, il avait vu le visage de son père se décomposer. Il n'avait jamais aimé les blagues. Mais cette fois, Enoch n'y est pour rien. « Un sorcier? Et puis quoi encore? T'en as pas marre de te donner en spectacle? Qui m'a foutu un gosse pareil » Le môme, décontenancé, se tait. Il sait que parler ne fera qu'aggraver son cas. En bout de table, sa cadette reste muette, le nez plongé dans son bol de thé. Joseph, lui, est déjà parti travailler. L'école, ça n'est plus qu'un souvenir, pour lui. Et bientôt, ça sera le tour d'Enoch. L'usine lui tend les bras. Mais pour l'instant, seule compte cette lettre, et ce qu'elle dit de lui. Le voilà inscrit dans une école au nom ridicule, paumée dans un coin de l'Ecosse. Lui qui n'est jamais sorti de son village natal se demande bien qui a pu lui faire une blague aussi stupide. Mais son père, lui, semble l'avoir désigné coupable. C'est la goutte d'eau qui fait déborder le vase. Enoch se fout de tout, se moque des autres. Et de son père, en particulier. Rien d'étonnant à ce que dernier le pense encore fautif. Le paternel est excédé. A force d'avoir vu son gosse faire les quatre cents coups, il en est arrivé à la conclusion qu'il n'y avait rien à tirer de ce petit délinquant. S'il ne va pas à l'usine, c'est parce qu'il l'aura fait péter, avait-il asséné un jour, clamant haut et fort qu'Enoch était un cas désespéré. Mais là, s'en est trop. Un sorcier? C'est au dessus de ses forces. Enoch en avait dit des mensonges. Mais des comme celui là, jamais.
Alors quelle n'est pas sa surprise, quelques jours plus tard, de voir un sorcier débarquer. Un type en haillons, du moins est ce ainsi qu'on le voit, lorsqu'il toque à la porte. La cadette le laisse entrer, pensant le nourrir de thé et de biscuits comme elle le fait avec ses poupées. Mais lorsqu'il transforme la théière en cochon, en guise de démonstration de ses dons magiques, elle part se planquer sous son lit en hurlant. Enoch reste, admiratif. Et son père, plutôt que de regarder le sorcier, tourne sa tête vers lui. Ce fils qu'il voit d'un autre oeil. Ce monstre de foire. Ainsi donc était ce ça, la raison de toutes ces choses étranges qui se produisaient autour d'Enoch? Il était - est - un monstre de foire? Son propre fils, sa chair et son sang. Alors il dit oui. Oui au grand départ. Tout pourvu qu'on lui enlève cet enfant, ce poids qui lui a trop souvent pesé. Le gosse est une erreur de la nature. Plus il sera loin, plus le paternel trouvera du répit. Joseph proteste, il ne voit rien en son frère qui diffère de celui qu'il a toujours aimé. Quant à la cadette, elle est trop jeune pour savoir qu'en dire. C'est à Enoch de trancher. Poudlard ou pas Poudlard. Quitter son père ou rester avec Joseph. Et la réponse, on la devine. Tant pis pour Joseph, il part.



    « Tu sais ce qu'il te dit, le sang de bourbe? » Enoch est aimable comme une porte de prison. Mais face à ce genre d'abrutis, il ne se donne pas la peine de faire des efforts. Il n'est plus à sa place chez lui, alors il compte bien faire son trou ici. A Poularde. Poudoir. Poudlard. Ouais, enfin il aura bien le temps d'apprendre le nom de cette école. Vu qu'ici, les années d'études sont aussi longues que déconcertantes. Lui qui avait une place à son nom à l'usine du coin, le voilà embarqué dans les études longues. Enoch Heavensbee. Etudiant. C'est pas gagné. Encore qu'avant d'arriver ici, il n'avait jamais eu autant envie d'apprendre. La perspective de devenir super puissant - ou au moins de trouver un sort pour faire son lit le matin - avait eu le mérite de le rendre attentif. Et s'il adore la magie, il ne peut pas en dire autant de tous ceux qui la pratique. En arrivant ici, il s'était retrouvé confronté à l'insulte suprême. Sang de bourbe. En voyant l'air outré de la jeune sorcière à ses côtés dans le train, il en était arrivé à la conclusion qu'il n'aimait pas ces mots là. Et plus on lui répétait, moins il les aimait. Là, en cet instant, il est furieux. Et l'Enoch furieux est un Enoch violent. Aussi, à peine sa phrase achevée, le voilà qui fonce tête la première sur le nabot qui vient lui chercher des noises. Façon moldu, poings en avant. Si bien que l'autre, décontenancé, en oublie jusqu'à sa baguette magique, et s'effondre sous le poids du Poufsouffle. Ce dernier, rouge de colère, le matraque de coups et d'injures. Jusqu'à ce que ses poings en saignent. Jusqu'à ce que des larmes de rage perlent au coin de ses yeux. Le pauvre serpentard prend pour tous les autres. Pour ses copains méprisant. Pour ces gosses qu'Enoch a laissé derrière lui en Cornouailles. Pour son père. Sa  rage aveugle ne connait de fin que lorsqu'un professeur vient les séparer. Enoch s'en moque. Il est calmé. Jusqu'au prochain round.



     Elle est comme lui. Sorcière. Enoch n'en revient pas. Il n'est pas vraiment heureux. Un peu agacé que sa cadette lui prenne un peu de ce qui le rendait exceptionnel. Un peu inquiet, aussi, à l'idée que leur père réagisse avec elle comme il l'a fait avec lui. Mal, comme le gros moldu stupide qu'il a toujours été. Il est jaloux. Le montre un peu, mais n'en dit rien. Il sait que comme lui, elle n'a pas choisi. Ca lui est tombé dessus comme ça tomberait sur d'autre. La seule différence, c'est qu'elle a un grand frère pour veiller sur elle. Quand elle trouve le courage d'affronter son père, Enoch n'est pas loin derrière sa soeur. Joseph est là, aussi. En guise de soutien. Un peu dépassé par les évènements. Un sorcier, ça allait, mais deux, c'est beaucoup. Et puis, et lui alors? Pourquoi n'est il qu'un type ordinaire? Il tait ses questions. Il aime trop ses cadets pour les jalouser. La frangine expose les faits. Calme, posée. Elle est tout l'inverse d'Enoch, qui ne sait pas parler à son père sans se mettre à hurler des insanités. D'ailleurs, quand il comprend où elle veut en venir, ça n'est pas après elle qu'en a le paternel. Il regarde par dessus l'épaule de la gamine. C'est Enoch, qu'il a dans son champ de vision. S'il avait eu des fusils à la place des yeux, le pauvre gosse aurait été abattu sur place. « Toi. C'est ta faute. C'est toi qui l'a rendu comme ça. Tu l'as contaminé. » Les mots sortent à peine, tant il peine à articuler. La colère le saisit tout entier. Il fait mine de se relever, puis se ravise. Enoch n'a pas pris la peine de lui expliquer qu'étant mineur, il ne peut pas faire usage de la magie pendant les vacances. Alors le paternel a peur. Trop peur qu'en un coup de baguette magique, il se retrouve à grogner comme le porc qu'il est. Mais le voilà qui perd sa fille. Et s'il s'était réjouit du départ du fauteur de trouble, il semble moins enclin à laisser sa cadette filer avec le mouton noir. Enoch le voit dans ses yeux, il hésite. Alors, avec une voix froide qui surprend tout le monde, lui compris, il assène. « Tu n'as pas le choix. »



     Il est rêveur, Enoch. Perché sur le toit de la tour d'Astronomie, il fait mine de ne pas entendre son amie l'appeler. Il attend juste qu'elle vienne le rejoindre. Elle l'appelle une dernière fois, puis bougonne. Il a gagné. Elle le rejoint bien vite, pas vraiment rassurée par la hauteur. Mais lui, le vide, il n'en a pas peur. Souvenir de ses chères falaises, là bas, à la maison. « Tu pourrais trouver des lieux de rendez vous plus commodes. » Elle râle encore, et Enoch lui sourit. « Si c'était si facile de faire le mur, ça n'aurait plus aucun intérêt. » rétorque-t-il, un brin de malice dans le regard. Il jette un oeil derrière eux. Ils sont seuls. Et libres. Car à cette heure tardive, Poudlard est plus envoutant que jamais. Et au loin, la vue sur Pré au Lard vaut son pesant de chocogrenouille. « Tu sais, on devrait en profiter tant qu'on le peu. Faudra bientôt qu'on arrête. Avec cette chose qui rôde... Ca devient dangereux. » C'était déjà dangereux quand les professeurs et le concierge se passaient le mot pour coller les perturbateurs. Mais les heures de colle, Enoch connaissait par coeur. Là, c'est autre chose. Cette menace là tue. « Alors on sait qu'on est tous mal barrés quand le prudent d'entre nous s'appelle Enoch Heavensbee » Elle plaisante. Encore que... Pour qu'Enoch lui même en appel à la prudence, il fallait en effet que le ciel leur tombe sur la tête. Mais par les temps qui courent, Enoch lui même ne sait plus sur quel pied danser. Dans le monde des moldus, il aurait du être en guerre. Son frère est au front. Et lui, s'il n'avait pas été sorcier, y serait aussi. Les armes à la main, la mort aux trousses, la peur au ventre. Au final, le monde sorcier n'est pas si différent. Du moins, pas ces derniers temps.